Get Out: The blacker the berry, the sweeter the juice

L’impact de Jason Blum sur le box-office international n’est plus à présenter. Tour à tour producteur de franchises telles que Paranormal Activity, Insidious, ou grand résurrecteur de la crédibilité de M. Night Shyamalan avec Split et The Visit, le gérant de la compagnie de distribution Blumhouse se permet aussi quelques écarts avec des métrages pensés à l’origine comme plus confidentiels et tendant moins vers le genre ou pas forcément pensés comme tels, comme Whiplash de Damien Chazelle; Jem et les Hologrammes (vous apprenez l’existence de ce film ? Moi aussi) de Jon M. Chu ou le film dont il est question dès aujourd’hui dans les salles françaises, Get Out, de Jordan Peele.

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Moitié du duo Key & Peele sur la chaîne Comedy Central, le néo-réalisateur était surtout connu pour son travail d’humoriste sur les petits écrans, en témoigne le génial et désormais célèbre Anger Translator. Son nouveau travail sur « un film d’horreur sur le racisme » avait de quoi susciter une certaine attente, comme il pouvait inquiéter… Ici, pas de grande malice avec le genre pour mieux le détourner (les jump-scares, hors-champs dissimulant la monstruosité), comme avait pu le faire « Shy » dans ses deux derniers longs. Pour autant, Get Out, malgré des défauts non négligeables, use de l’apparence au service de deux propos à l’intérêt post-projection très intéressants.

ATTENTION: la critique qui va suivre contient de nombreux émélents suspectibles de spolier l’intégralité du flim. Il est donc fortement conseillé d’avoir vu le flim avant de pouvoir la lire. Merci de votre compréhension.

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L’idée de reflet de l’être humain est le fer de lance visible à des kilomètres à la ronde du métrage. Tout d’abord, cette apparence est le vecteur d’un travail sur la comédie, au sens polysémique du terme. En effet, chaque personnage de la famille Armitage ne se caractérise pas par une émotion ou un état d’âme, il se caractérise par une fonction. Ils seraient alors, tous, des acteurs, au service d’une cause ignoble. Cette idée de l’acting transpire par tous les pores de la pellicule: Rose Armitage sourit de manière stupide et disproportionnée; Dean semble réciter son texte; Jeremy, le frère est violent et Missy est le cerveau de la famille. Tous semblent cabotiner, voire même jouer faux à certains moments, afin de mieux cerner cet aspect de miroir et d’orchestration du guet-apens. Pire: les noirs autres que Chris sont des robots, n’obéissant qu’à une chose, c’est le respect et le dévouement complet à ses maîtres. De plus, le travail du jeu d’acteur de chacun semble évolutif, s’adaptant à l’environnement extérieur pour tenter de désarçonner ou rassurer autrui, avec une certaine once de sadisme glacial (le plan sur Rose Armitage appelant Rod Williams pour lui dire que Chris a filé en est un exemple frappant).

De cette idée de théâtralité naît également une maîtrise indéniable de chacun des espaces filmés par Jordan Peele: chaque mouvement de Chris est minimal, au contraire de Rose, qui ne fait que des aller-et-retour dans chaque pièce dans laquelle elle se trouve. Un espace convenu et cliché évoqué par la romance présentée comme idyllique entre les deux personnages principaux, liées par la musique déjà très connotée Redbone, de Childish Gambino/Donald Glover. La précision du trajet est millimétré, tout comme les choix de cadre, créant une absorption, malgré lui, de Chris vis-à-vis des paroles de Missy, avec des aller-retour entre courtes et longues focales lors de leur première séance psychanalytique. Il est également possible d’évoquer l’arrêt brutal de tout mouvement dans la maison lorsque Chris quitte les invités pour monter en haut, synonome, là aussi, d’un simple acting de la part de chacun d’entre eux. Dans cette notion d’espace toujours, il ne faut pas oublier la fameuse « Grotte de l’Oubli », qui, bien qu’un peu vite expédiée, n’est autre que la représentation du protagoniste devant un écran de cinéma, regardant alors avec passivité l’action se faire, sans toutefois pouvoir l’empêcher de se produire. C’est sans doute aussi le seul moment où le réalisateur opte pour la vue subjective, métaphorisant là encore le spectateur dans sa quête de puissance vis-à-vis de la projection en cours.

Mais l’apparence n’est pas que dans le mouvement ni dans le jeu, il se fait également par le prisme de l’écriture. Tout semble volontairement surécrit, garni de poncifs et parfois trop bavard pour engluer le spectateur dans un monde auquel il n’est censé comprendre aucune ficelle. Cela ne fait qu’accroître la sensation de simple orchestration et de mécanique bien huilée. Le robotisme se présente très vite, dès l’introduction du film: le personnage noir, prêt à se faire kidnapper, indique à voix haute chacune de ses intentions de déplacement, comme s’il était conditionné à faire ça et que, forcément, il échouera dans sa quête d’évasion. L’écriture schématisée et mécanique se fait sentir dans le fait que les individus ne semblent jamais se couper la parole, comme si chacun était libre de sortir son texte, mais aussi dans la réplique « Je vote Obama ». En effet, bien qu’elle serve d’effet d’annonce à la présentation de la famille, elle est aussi la première défaillance visible dans le personnage de Dean, puisqu’il oublie de la dire comme un oubli de réplique, avant de se reprendre en disant « Au fait, j’adore Obama ». Le « Au fait », bien qu’il semble simple sur le papier, est un ajout sémantique indispensable pour annoncer que tout ceci n’est que coquille d’une machination plus fourbe et cruelle.

C’est de l’intégralité de cette idée de comédie que se dégagent les grincements de dents spectatoriels dans la salle: en le menant en bateau et en lui annonçant le pot-aux-roses par le biais de matrices anthropomorphisées, il crée un décalage qui, comme Chris dans la diégèse, prête régulièrement à sourire. Un univers en décalage inconnu qui reflète alors un vrai double-sens sur chacune des paroles et chacun des actes, tous conçus pour annoncer ce qui va suivre. Cependant, il faut le reconnaître, Get Out est assez souvent lourdingue. Eh oui, c’est en s’enfonçant dans un systématisme bien huilé et à première vue assez malin que Jordan Peele se tire sa plus bombe atomique de 1946 dans le pied: il est prévisible. Les deux exemples les plus flagrants de cet échec de montée de tension et l’insupportable scène des clés introuvable, génitrice d’une rupture entre les deux parties du film, mais surtout le dernier acte du film, dont il sera question plus tard, qui souffre de tous les maux pour devenir attractif et cohérent avec le reste du toutim, du simple fait que la multiplication d’effets d’annonce le fait comprendre bien plus tôt que ce qu’il était probablement prévu. Enfin, bien que tout cela soit là aussi purement de l’affect, il est difficile de se laisser prendre par chacun des ressorts comiques du métrage, tant l’humour devient, volontairement ou non, très vite lassant…

Get Out

L’idée du double-sens dans le film, s’il est comique par moments, est aussi un prétexte à la thématique de la ségrégation à l’intérieur de l’apparence. Cela passe tout d’abord par le contrôle discriminatoire de Chris, que Rose refuse. Si tout cela passe pour un morceau de bravoure aux yeux de tous, il s’avère qu’il n’est qu’un élément de dissuasion de révéler l’identité du futur prisonnier des riches tenanciers de lobotomisés, soit une poupée russe de racisme surprenante par moments. Jordan Peele met là en place alors l’argument de l' »ennemi interne », le partisan traître. Argument que l’on retrouve dans la scène entre les policiers noirs et Rod Williams qui, nonobstant de se moquer de ses preuves assez incongrues, ne prennent même pas la peine de s’intéresser à ses premières paroles, pourtant très crues, intelligibles, et au demeurant réalistes. Le « Je vote Obama », associé aux photographies de Jesse Owens, athlète noir réputé pour avoir battu les coureurs de l’Allemagne d’Hitler à Berlin sur plusieurs disciplines, et à certains discours très maladroits pour ne pas dire profondément choquants des invités, renforcent tout ceci, prouvant encore une fois que ce n’est pas parce que la façade est belle que l’intérieur est tout aussi reluisant. Demandez à Valérie Damidot.

La thématique de la discrimination est aussi visible dans l’idée ici très premier degré de l’arriérisme social. La grande réunion organisée par la famille Armitage regorge de lieux communs très stéréotypées, qui ne sont pas sans rappeler quelques oeuvres impressionnistes du XVIIIème siècle, ou encore la théorie du « beau-bien-vrai » datant de la Grèce antique. Ce passé est aussi marqué par l’absence de nouvelles technologies et des tenues vestimentaires assez vétustes pour tous, sauf Chris et Rose, et un verbiage régulièrement soutenu. Même la scène absurde du bingo rappelle les heures du début de l’industrialisation mondiale, c’est pour dire. L’arriérisme ici passe par les interactions de chacun avec l’espace et avec autrui donnés, énonçant alors de nouvelles annonces (et oui, encore…) pour ce qui va se produire plus tard, mais rappelle évidemment les heures sombres de l’esclavage noir. Et surtout, l’homme noir est le futur dans le film, il est la connexion entre les deux mondes, car un simple flash d’appareil photo lui permet d’accéder à la raison. Le versant psychologique est aussi là pour présenter l’apport synecdotique de l’homme noir sur l’évolution du monde, une idée plus que réelle si l’on observe l’histoire du monde au XXème siècle.

La traite négrière est un élément fort du récit, c’est ce qui constitue même sa substantifique moelle à bien des moments. Si elle est parfois énoncée avec un tant soit peu de facilités, si ce n’est pas comme expliqué ci-dessus (Chris au début du film), elle passe aussi par le jeu robotique des acteurs. Ils semblent complètement déconnectés de la réalité, s’habillent de manière ridicule, sont dressés comme des pantins par leurs « maîtres » et n’ont aucun objectif précis. Ce ne sont que des marionnettes forcées à revivre les heures sombres de leur existence. L’homme noir aussi est un élément de substitution aux carences de l’homme blanc: tout ce que ne peut pas ou plus faire le caucasien, le noir s’en chargera. Il devient alors les pieds et les mains de son tenancier, le mimant parfois de manière absurde (la course de Walter dans le jardin, mimétisme effrayant et drôle des techniques de course des athlètes blancs dans les années 1950-1960), mais avec le sourire évidemment. Le racisme ambiant se mue alors en véritable fantasme absurde de l’homme de couleur, il est tout ce que celui se croyant supérieur n’est pas. Il est « beau », « costaud », il est « mieux » au lit… C’est par ailleurs après l’interrogatoire masqué, où tous ces adjectifs sont énoncés que le sort de Chris sera définitivement acté.

De toutes ces idées de ségrégation naissent cependant quelques problèmes. Il est en effet remarquable que, comme dit plus haut, le thème est assez lourd. La satire veut servir à tout prix ce propos, sans toutefois y apporter parfois de la légèreté ni du vice. Aucune finalité sur la scène chez les flics noirs n’est par ailleurs présentée, ce qui est clairement dommageable pour un film qui n’ose presque aucune ellipse dans le réel. Il est également concevable qu’il n’y a aucune équité dans la réalisation de Peele lors d’un troisième acte un peu trop vite expédié: malgré une caméra portée, système de focalisation de Chris durant l’intégralité du métrage et pointe de réalisme ambiant au cœur d’un maelstrom volontairement lisse et aseptisé, il n’ose pas de grande frontalité dans les scènes de combat, laissant place à un hors-champ qui dénature la violence inouïe mais paradoxalement profondément méritée pour la famille Armitage. Et là encore, la ségrégation apporte elle aussi son lot de pistes, dévoilant finalement toute l’entreprise avant même qu’on se soit doutés de tout ce qui pourrait se prévoir.

Get Out

Ainsi, Get Out est un bon film qui, malgré sa prévisibilité dûe à un acheminement de thématiques trop fortes pour y laisser de quelconques surprises, offre son lot d’idées suffisamment enthousiasmantes sur l’apparence par le biais de la comédie et du racisme, pour faire réfléchir assez longtemps. Un bon plan de narration,  une ébauche maligne de home-invasion inversé selon ses degrés de lecture, mais mal négocié pour tenir sur la durée. Cependant, il est incontestable que Jordan Peele devient un homme à suivre de par son importance abattement thématique. Et il faudrait être implanté pour croire le contraire…

P.S: je pouvais pas m’en empêcher, adorant ce sketch, mais je me vois obligé de vous laisser l’extrait entier de l’Anger Translator, écrit par le duo Key & Peele, avec Keegan-Michael Key et Barack Obama himself. Bon visionnage.

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